lundi 19 mars 2018


Cela se passait près d’un lac
Chapitre 22

                Roxanne aurait bien voulu répondre tant au propos de Miguel qu’au ton de sa voix, mais elle sent sa tête s’appesantir et en quelques secondes elle retombe dans un sommeil réparateur, en ne laisser échapper quelques marmonnements interrogatifs indistincts.
                Pendant quelque minutes, Miguel regarde dormir celle que son cœur aime, Roxanne Quesnel-Ayotte, dans les draps blancs de ce lit d’hôpital. Ses cheveux qu’elle porte attachés quand elle est en service lui retombent sur ses épaules en ondulations auburn en encadrant le beau visage tendu. Ses lèvres tout comme ses paupières sont légèrement crispées, mais tranquillement à mesure que sa respiration se fait plus calme et plus régulière, elles se détendent aussi.
                Miguel se dit qu’elle aime cette jeune femme, combien il l’aime, même s’ils ne se connaissent que depuis quelques mois. Peut-être pourront-ils bientôt se mettre en couple, à Plaisance, à Granby, ou dans une autre ville, dans un autre ailleurs, en Abitibi, par exemple. Il aimerait bien qu’elle soit la mère de ses enfants. Mais tous les deux font un métier, certes passionnant, mais dangereux. Les événements de la veille le prouve on ne peut mieux. Et l’on sait que les taux de séparation, de divorce, ou même de dépression ou encore de violence conjugale sont plus élevés chez les policiers que dans la population générale. Jusqu’à deux à trois plus élevés.
                Et nos enfants ? Pourront-ils élever « normalement » des enfants dont les deux parents vivent dangereusement ? Et en plus des risques inhérents du métier, mais il y aura aussi le stress de nos deux vies professionnelles. Peut-on leur faire vivre ça ? l faudra faire bien attention. Et ils auraient en plus un grand-père policier...
                Les pensées de Miguel se concentrent sur Paul. Il veille Roxanne depuis que Paul est sorti de la salle d’opération, vers minuit, il y un peu plus de cinq heures. Il a laissé Juliette à son chevet. Comment va-t-elle ? Commetn va-t-il ?
                Il dépose un délicat baiser sur le front de son aimée et sort doucement de la chambre. Il marche dans le couloir. C’est encore tranquille sur l’étage mais bientôt les patients vont s’éveiller et le remue-ménage du matin va commencer : laver et changer les patients qui en ont besoins, distribuer les déjeuners, faire la tournée des médicaments, puis ce sera la visite des médecins…
                Il s’arrête au poste.
                -La patiente 822 s’est réveillée quelques instants, mais elle s’est rapidement rendormie; tout semble normal.
                -Ah bon… Est-ce qu’elle a parlé ?
                -Oui, on a échangé quelques mots, mais elle s’est vite rendormie.
                -Je vais aller contrôler ses signer vitaux.
                -Moi, je vais voit son père et je reviens ensuite.

                Miguel se dirige vers l’ascenseur, il doit monter au sixième. Oh, j’irai sans doute plus vite par l’escalier. Il franchit les trois étages deux par deux. Il cherche Juliette; elle n’est pas dans la salle d’attente. Il la trouve est dans la salle de réveil. Il y a lits mais pour l’instant, il n’y en que deux d’occupés; dans l’autre il voit un jeune homme polytraumatisé. Probablement un accident de la route. Une vraie plaie. Jeunesse + alcool + vitesse excessive = un cocktail mortel ! Quand donc comprendront-ils ? Sans doute jamais.
                Juliette le voit arriver. Elle lui fait un petit signe de la main. Il ne se sont vus que deux fois auparavant. Les deux fois dans la maison de Paul à Plaisance. Ils ont en commun d’être le « nouvel » amour, l’une de père et l’autre de la fille. Ça leur fait un lien particulier, une sorte de complicité. Et maintenant, ils ont un autre point commun : ils sont tous les deux là à veiller la personne aimée, l’un au troisième, une jeune femme qui a reçu un violent coup sur la tête, et l’autre, encore plus mal au point…
Le piège tendu avait fonctionné.  Les serres d’Edmond Picard servaient officiellement à la culture des tomates, c’est comme ça qu’elles avaient été présentées à la municipalité de Brébeuf.  Edmond Picard s’occupait surtout de l’aspect administratif, pour que tout ait l’air normal et légal. Mais les serres servaient aussi à la culture du cannabis à grande échelle. Paul-Henri Noiseux était responsable de l’entretien, de voir à fait pousser les plants, à gérer la température, l’humidité, le terreau. Quant aux frères Couture, Normand et Marc-André, leur rôle c’était d’écouler les stocks, approvisionner le marché de toutes les Laurentides, de Saint-Jérôme (l’une des villes les plus dangereuses du Québec) à Mont-Laurier, deux cents kilomètres au nord, un bon territoire en développement plein de potentiel. Ils pouvaient même alimenter au besoin l’Abitibi ou quelques secteurs d’Ottawa. C’est ce qu’il avait fait au printemps dernier. L’un des informateurs d’Ottawa du journaliste Simon-Pierre Courtemanche l’avait averti, lui parlant de mouvements inusités dans le trafic du cannabis. Il n’avait pas voulu publier la nouvelle tout de suite mais voulait tout d’abord creuser l’affaire pour être sûr de son fait. Il avait aisément découvert que les nouveaux fournisseurs étaient les deux frères Couture, qui avaient une demeure à Saint-Michel. Courtemanche avait longtemps fouiné et passé et repassé par tous les petits chemins de Saint-Michel, mais il n’avait rien trouvé qui pouvait servir d’entrepôt ou d’usine de fabrication.
Puis un jour ils les avaient suivis et la piste aboutissait à Brébeuf. Après quelques jours de recherche il avait bien vu que l’endroit idéal pour une culture de produit illicite ne pouvait être que les serres d’Edmond Picard, mais il voulait en être sûr. Il avait même déduit que le lieu devait avoir une autre issue, un chemin de traverse au milieu des forêts qui évitait aux frères Couture de passer par la grande route, car il n’avait jamais croisé aucun camion ou fourgonnette, pouvant transporter la marchandise vers les marchés de Saint-Jérôme et d’ailleurs. Une nuit, dans la nuit du vendredi à samedi, il avait laissé sa voiture au bord du chemin et été allé voir à pied. Il n’y avait aucune lumière; tout était éteint. La porte du petit bureau adjacent n’a pas été un obstacle pour quelqu’un habitué aux filatures.
Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’au-dessus de ce petit bureau, sur le toit, il y avait une plateforme qui donnait sur l’entrepôt même, qui servait pour les sacs d’engrais. C’est là aussi que dormait Noiseux. Il s’était aménagé un lit pliant, pour surveiller les lieux jour et nuit. Le bruit de la porte l’avait réveillé, puis il avait vu le faisceau de la lampe de poche du journaliste. Du haut de son promontoire, il avait empoigné un sac de 22 kilos et l’avait balancé sur la tête du journaliste, qui s’était affaissé. Puis il lui avait sauté à pied joint pour l’immobiliser. Il s’était foulé la cheville en tombant et n’avait pas pu se relever immédiatement.
Quand en fin, il peut se relever, il crie après l’intrus :
-Alors, tu pensais m’avoir, mon fouineux !?
Mais il n’obtient pas de réponse. Et pour cause. Le sac écrase le visage de Simon-Pierre Courtemanche qui ne pouvant plus respirer est mort étouffé.
À leur arrivée, les frères Couture n’ont pas été très contents de voir le corps sans vie du journaliste; ils ont décidé de le jeter dans le lac Dansereau, où il sera découvert par le père Jean-Marc Bouchard, le lendemain.
Mais en même temps, il se sont dits que ce serait une bonne parade les prochains intrus. Quand Paul était venu les voir à leur maison de Saint-Michel, ils ne savaient que ce serait qui tomberait dans leur piège. Ils étaient arrivés aux serres par le chemin de traverse à partir de Saint-Jérôme. Ils avaient vu la voiture de Paul et de Roxanne. Chacun était à son poste. Noiseux sur la plateforme, Normand dehors vers la droite (le côté que prendre Roxanne) et Marc-Henri de l’autre côté, pour parer à toute éventualité. Noiseux fera le même chose pour Paul que pour Simon-Pierre Courtemanche. Aux cris de Roxanne Marc-Henri s’était précipité et c’est lui qui l’avait assommée d’un coup de bâton de baseball. Si Paul et Roxanne n’avait pas prévu être attendus, les malfrats eux n’avaient pas prévu eux l’arrivée rapide des renforts.
Mais Paul a passé de longues minutes sous le sac d’engrais, son cerveau a manqué d’oxygène. On l’a opéré d’urgence pour soulager la pression sur le cerveau, et on l’a ensuite placé dans un coma artificiel.
Miguel murmure.
-Bonjour Juliette…
-Bonjour Miguel. Juliette s’est réveillée ?
-Oui, tout va bien; elle a dit quelques mots… pour demander des nouvelles de son père. Comment va -t-il ?
-On m’a dit que l’opération s’était bien passée; on a retiré une bonne quantité de sang de la boîte crânienne. On m’a dit que sa vie n’est plus en danger, mais pour le reste on ne pouvait rien dire de plus. C’est à peu près sûr qu’il aura des séquelles; mais lesquelles et combien sérieuses ?... On ne pourra le savoir qu’à son réveil.

Dans sa chambre, Roxanne se réveille.
Miguel n’est plus là. Il va certainement revenir bientôt et me donner des nouvelles de papa… Pauvre papa ! Est-ce la fin de sa carrière ? C’est possible; en tout cas de sa carrière active… Est-ce ce qu’on va le remplacer ?... Il faudrait que je retrouve cette Anne-Sophie et que je l’aide à son sortir. Si elle veut vraiment devenir policière, on l’aidera, c’est certain…

FIN

lundi 12 mars 2018


Cela se passait près d’un lac
Chapitre 21

                Roxanne ouvre les yeux, péniblement. Elle voit comme de la pénombre autour d’elle. Elle est allongée les bras le long du corps. En arrière-fond, elle perçoit vaguement des sons étouffés… Où suis-Je ?
                Petit à petit, elle sent son cerveau qui recommence à se réactiver; elle sent que ses neurones se remettent en marche les uns après les autres, qu’elle reprend ses esprits. Elle se rend compte qu’elle a mal la tête, particulièrement dans la région de l’occiput. Où suis-je ? Que s’est-il passé ?...
                Elle commence à se souvenir; ses pensées commencent à s’enfiler même si c’est encore un peu maladroitement. Je dois être à l’hôpital... Oui, c’est ça, je suis couchée dans un lit d’hôpital… J’ai dû être transportée à l’hôpital… J’ai perdu connaissance, et on m’a amenée ici… Pendant combien de temps ai-je été inconsciente ?... Quelle heure est-il ?... Quel jour sommes-nous ?...
                Roxanne ouvre les yeux un peu plus grand. C’est probablement la nuit; les rideaux sont fermés, ceux de son lit comme ceux de la fenêtre à sa gauche, mais il semble faire sombre dehors. Soudain, en bougeant les yeux, elle aperçoit la silhouette de Miguel affalé sur une chaise. Il sommeille, la tête sur le côté. Miguel… C’est lui qui m’a ramenée ici ?... Mais qu’est-ce qui s’est passé ?...
                Alors, finalement, comme s’ils jaillissaient à son insu de son inconscient où ils se seraient tapis pendant un certain laps de temps, Roxanne se souvient de ces moments d’angoisse, juste avant qu’elle perde conscience. Roxanne ferme les yeux.

                Son père et elle étaient allés jeter un coup d’œil aux serres Edmond Picard à Brébeuf; c’était dans le cadre de l’enquête sur la mort du journaliste Simon-Pierre Courtemanche. Le corps de ce dernier avait été retrouvé flottant dans un lac à des kilomètres de là, près d’un village qui s’appelle Saint-Michel, mais plusieurs indices laissaient croire qu’il avait mené une enquête journalistique dans la région de Brébeuf sur des activités illicites, et qu’il s’y était rendu peu de temps avant sa disparition.
                Ils avaient trouvé ouverte l’entrée des serres et ils s’étaient avancés sur les terrains de l’entreprise qui semblaient vides de toute présence humaine. Ils avaient arrêté la voiture en face d’un grand entrepôt; ils étaient descendus et ils étaient partis chacun de leur côté explorer les lieux.
                Son père avait pris la direction d’une petite porte sur le côté gauche qui semblait donner sur un bureau administratif; et elle était partie vers la droite, pour faire le tour du bâtiment, au du moins en voir la plus grande partie. Première grave erreur, ils n’auraient pas dû se séparer. Elle avait dépassé le coin du bâtiment… et c’est à ce moment-là que tout s’était mis à aller très vite.
                Par une fenêtre dans le mur du bâtiment elle aperçoit son père qui ouvre une porte qui donne dans l’entrepôt mais complètement de l’autre côté, et au moment même où il y pénètre un énorme et pesant sac de toile lui tombe dessus par en-haut, et puis comme la forme d’un homme qui suit le sac. Tout ça n’a duré que l’instant d’un éclair et elle l’a vu de loin, et au travers du fenêtre au verre trouble et empoussiéré de surcroît. Mais tous ses instincts de policière douée se réveillent en une fraction de seconde. Elle rebrousse chemin immédiatement et se précipite à pleine course vers l’autre côté du bâtiment vers la porte du bureau, et en même temps elle prend son microphone accroché au revers de sa veste et appelle ses collègues policiers.
                -3-3-3 !! Vite ! Félix ! Isabelle ! Venez vite ! Immédiatement ! Situation de danger ! Appelez les autres ! Et du renfort !! 3-3-3 !! 3-3-3 !
                Elle arrive à la porte de ce qui semble être le bureau et… Deuxième erreur : elle devrait attendre les renforts, mais son père est en danger; et au moment où elle franchit le seuil, le trou noir... Oh, ma tête… J’ai dû recevoir tout un coup en arrière de la têteEt papa ?... Que lui est-il arrivé ?...
                Elle a la bouche pâteuse, et elle essaye de murmurer : « Miguel… »
                Presqu’instantanément, Miguel son amoureux se réveille et tout de suite s’avance vers elle. Il lui prend doucement la main.
                -Ma jolie… Tu reviens à toi…
                Il lui pose délicatement les lèvres sur le front.
                -Oui… Qu’est-ce que tu fais ici ?... Et mon père ? Où est-il ?
                Malgré lui, Miguel se rembrunit.
-Une chose à la fois ma belle… Prends le temps de…
Roxanne se dresse à moitié dans son lit en s’agrippant à la main de son amoureux.
-Dis-moi la vérité !! Il est mort, c’est ça ?
-Non, Roxanne, il n’est pas mort; il vit. Il est ici, aux soins intensifs. Juliette est à ses côtés; elle le veille.
-Aux soins intensifs ?...
-Oui…
Roxanne attend deux ou trois secondes avant de reprendre :
-Je veux le voir.
-Attends, ma jolie ! On doit demander au médecin premièrement si tu peux te lever, deuxièmement si tu peux te rendre jusque bas. Tu as reçu un sacré coup.
-Où sommes-nous ? Dans quel hôpital ?
-Nous sommes à l’hôpital de Buckingham. On est samedi vers quatre heures du matin. Tu es restée inconsciente presque seize heures.
-Comment ça fait que tu es ici ?...
-Je…
-Qu’est-ce qui s’est passé ? Dis-moi ce qui s’est passé…
-C’est Félix et Isabelle qui m’ont raconté. Ils ont réagi immédiatement à ton appel de détresse. Ils ont appelé l’autre équipe qui à son tour a appelé la centrale et l’ambulance. Félix et Isabelle sont arrivés sur les lieux même pas deux minutes après ton appel au secours. Et Sabrina et Benoît qui arrivaient de l’autre côté du village, peu de temps après également. Ils savaient que vous étiez en danger, alors ils sont allés au plus pressé. Ils t’ont vu étendue inconsciente avec une blessure à la tête - heureusement légère - dans le petit bureau… et un homme assis sur une sorte de sac qui les a menacés; ils ont tiré, ils l’ont atteint au corps, il est blessé mais il n’est pas mort. Là ils ont vu ton père sous le sac d’engrais de cinquante livres sur lequel se tenait l’homme en question, un sac qui l’empêchait de respirer… En fait, c’est comme ça que le journaliste est mort, écrasé par un sac d’engrais.
Roxanne se souvient que le médecin légiste avait dit que Simon-Pierre Courtemanche était mort avant d’être jeté dans le lac, qu’il était mort étouffé, mais « non pas étranglé »; c’est ce qu’il avait dit. Et ça avait failli arriver à son père.
-Ensuite les renforts sont arrivés. Trois hommes ont été arrêtés, en fait quatre. Le premier c’est Paul-Henri Noiseux, c’est lui qui a tué le journaliste, et les deux frères Couture aussi pour complicité, et outrage à un cadavre, et bien sûr de fabrication et trafic de stupéfiants.
-Stupéfiants ?
-Oui, c’est ce que Courtemanche avait fini par découvrir : que ces serres où on disait faire la culture des tomates étaient en fait un paravent pour la culture du cannabis à grande échelle. Les quatre hommes, si on ajoute Edmond Picard le propriétaire des lieux, avaient commencé petit, mais avec la loi sur la décriminalisation du cannabis qui s’en vient, ils ont voulu s’agrandir, produire à grande échelle. D’une certaine façon quelque chose avait mis la puce à l’oreille de Courtemanche, et après bien des recherches et des recoupements, il avait fini par tout comprendre et probablement qu’il s’apprêtait à écrire un article sur eux. Quand il est allé fouiner près des serres la semaine dernière, Noiseux l’a vu et lui balancé un sac d’engrais sur la tête. Il s’est assis dessus et le journaliste est mort étouffé. Quand les frères Couture sont arrivés et qu’ils ont vu ça, ils n’étaient pas contents; mais bon, c’était fait et ils ont pris le parti de faire disparaître le corps. Ils ne pouvaient pas le faire dans leur propre lac, le lac Farmer; c’était trop risqué, ça les aurait rendus trop suspects; alors ils sont allés jeter le corps dans le lac Dansereau, celui où se trouve le chalet des jésuites. C’est Noiseux qui est passé aux aveux quand il s’est vu perdu. Edmond Picard a aussi été arrêté mais il n’a pas été accusé de meurtre, car il n’a pas participé à toute cette opération de camouflage. Il s’était content de garder les lieux.
-Mais les traces… Il n’y avait pas de traces dans la neige…
-C’est vrai, mais il y avait un autre chemin, qui se faufile à travers bois pour rejoindre la grande route à la hauteur du Lac-des-seize-Îles.
-Là où on avait retrouvé le véhicule de Courtemanche.
Une autre erreur : celle de ne pas avoir vérifier s’il y avait une autre sortie. Qu’est-ce qu’on a fait…
-Comment va mon père ?
-Il ne va pas bien. L’intervention rapide de Félix lui a sauvé la vie. Mais il est quand même resté sous le sac sans pouvoir respirer pendant de longues minutes. Combien de temps ? On ne sait pas exactement. C’est à peu près sûr que son cerveau a manqué d’oxygène et qu’il a subi des dommages; mais il est encore trop tôt pour un pronostic définitif. Il a été placé dans un coma artificiel. Il a été opéré hier soir et il est maintenant aux soins intensifs. Comme je te l’ai dit, Juliette est avec lui.
-Juliette ?
-Oui; très vite les gens du poste de Papineauville, je pense que c’est Francine, lui ont téléphoné pour la prévenir, et comme toi aussi tu étais blessée elle m’a téléphoné à Granby; j’ai demandé congé et je suis venu aussitôt.
Pendant quelques instants, Miguel reste silencieux, caressant délicatement le bout des doigts de Roxanne.
-J’ai eu peur, tu sais, pour toi… et j’ai encore peur pour ton père.

lundi 5 mars 2018


Cela se passait près d’un lac
Chapitre 20

                -Alors ?...
                Roxanne regarde son père avec un mélange de fébrilité et de nervosité; elle a senti, presque malgré elle, monter son niveau d’adrénaline. Paul a arrêté la voiture sur le côté de la route; il reste silencieux quelques secondes comme s’il cherchait au fond de son entendement les mots justes à prononcer.
                -C’était qui ?
                -C’était Anne-Rose… la jeune serveuse du restaurant.
                -Hmm…
                -Elle a dit qu’elle était dans la salle de bain, et qu’elle devait se dépêcher; elle a simplement dit : « Allez voir la Montée Jodoin; la Montée Jodoin… ». C’est tout; c’est tout ce qu’elle a dit.
                Roxanne tape le nom de la route et un petit voyant rouge apparaît sur le plan du village à l’écran de son ordinateur.
                -C’est ici, c’est tout prêt; c’est… disons à moins d’un kilomètre du village, du côté sud; de l’autre côté.
                Sans attendre, Roxanne retape une autre commande sur le clavier de l’ordinateur; très vite un résulte s’affiche.
                -Et « comme par hasard », c’est là que se trouvent les serres d’Edmond Picard. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
                Paul reprend le cours de ses pensées.
                -Il faut qu’elle fasse attention; il faut la protéger, elle et peut-être en danger.
                -Qui ça ? Anne-Rose ?... Tu crois vraiment ?...
                -Je ne sais pas… Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose… Elle mérite de s’en sortir... Je vais appeler Sabrina et Benoît pour qu’ils se rapprochent… En fait, non; on va les retrouver.
                En quelques instants, Paul a stationné la voiture près de celle de ses deux agents en fonction du côté nord de Brébeuf.
                -Salut chef !
-Alors, comment ça se passe ?
-Pas trop pire… C’est assez calme. Quelques excès de vitesse, et quelques regards mauvais, mais c’est tout.
-OK, vous arrêtez pour l’instant. Vous attendez cinq ou six minutes après qu’on soit parti rejoindre Turgeon et Isabelle, et vous irez vous stationner devant l’édifice municipal, en faisant semblant d’en exercer la surveillance.
-En faisant semblant ?...
-Oui, parce ce que de là vous aurez une excellente vue sur le restaurant Chez matante, qui est de biais, de l’autre côté de la rue principale; c’est ça que vous devez surveiller, et pas l’édifice de la municipalité. Je ne sais pas, mais peut-être qu’il y a une jeune personne en danger. Vous intervenez si vous voyez une présence suspecte, surtout, par exemple, l’un des deux frères Couture, ou alors quelqu’un qui ne viendrait pas au restaurant pour manger… Est-ce que vous comprenez ?
-Oui chef, je crois. Vous ne voulez pas qu’on se fasse voir, c’est ça ? Vous voulez qu’on voit sans être vu…
-Oui, c’est tout à fait ça.
-Comptez sur nous !

Paul et Roxanne rembarquent dans leur voiture et repartent en sens inverse; ils retraversent le village comme s’ils avaient l’intention de s’en aller. Sans le voir avec précision, ils se doutent bien que de nombreuses paires d’yeux les regardent à travers les fenêtres et les rideaux. À la sortie de Brébeuf, Paul stationne près de la deuxième voiture, celle de Félix Turgeon et d’Isabelle Dumesnil.
-Bonjour Roxanne !
-Bonjour chef !
-Bonjour à vous deux !
-Quel bon vent vous amène ?
-Un vent contraire qui fait que je vais avoir besoin de vous. On arrête l’opération sécurité pour plus urgent. Roxanne et moi, nous allons faire un tour sur la Montée Jodoin; regardez c’est là sur le plan, à moins d’un kilomètre. On y va et vous nous suivez à deux minutes d’intervalle. Mais vous irez vous stationner ici à l’embranchement du chemin Jodoin et de la 323; laissez votre moteur tourner et restez en contact. On vous tiendra au courant de notre progression par radio; je ne sais pas ce qu’on trouvera, alors soyez prêts à intervenir à la première alerte.
-Compris chef; on sera prêts.
-Sabrina et Benoît ont aussi arrêté l’opération sécurité et ils sont maintenant au centre du village à faire de la surveillance, mais vous serez aussi en contact avec eux, au cas où on ait besoin d’eux.

Une fois ses directives données et ces équipes en place, Paul remonte dans sa voiture; avec sa fille assise à côté de lui, il se dirige vers la Montée Jodoin. Ils y arrivent en moins d’une minute.
-C’est là, à gauche.
-Oui, je vois; allons-y.
La Montée Jodoin commence par une côte courte mais abrupte; le chemine grimpe rapidement, de bosse en bosse; aussi il sinue constamment entre les bosquets de conifères. Il y a peu d’habitations; Paul et Roxanne aperçoivent d’anciens bâtiments de ferme à l’abandon, puis une maison récente et proprette située sur une petite butte; sous la neige on devine la forme d’une piscine.
-Attention, on approche… les serres sont juste là après le prochain tournant… Voilà, c’est ici.
Paul stoppe devant une entrée qui rapidement tourne vers la droite pour se mettre à l’abri des arbres. Une barrière métallique à moitié démontée dont la fonction serait de fermer l’entrée est grande ouverte sur le côté. Par-dessus le tout il y a une grande affiche en bois faite à la main, annonçant, simplement en lettres noires « Serres Picard; Tomates et laitues ». Roxanne et la première à descendre, suivie de son père.
-Ça a presque l’aire abandonné.
-C’est vrai.
-Et en plus, on ne peut dire qu’on voit grand-chose; tout est dissimulé derrière les arbres.
-Au contraire, ma fille… Regarde par terre…
-Par terre ?
-Regarde la neige…
-Il n’y a pas de traces !
-C’est ça… Pas de traces, ni de pneus ni de pas. Ce qui veut dire que probablement il n’y a personne.
Paul prend son micro accroché à sa veste.
-Isabelle ? Turgeon !? Vous êtes là ?
-Oui, chef !
-On y est, il semble que le nid soit vide. Mais on va tout de même aller voir. On reste branchés

Paul et Roxanne remontent dans leur voiture et s’avancent sur le petit chemin des serres Picard à petite vitesse. Le chemin tourne rapidement à droite, pour ensuite retourner vers la gauche à travers les arbres. Il se poursuit par une montée qui débouche sur un grand terrain dégagé.
Et rapidement apparaissent des bâtiments. Paul arrête la voiture. En face des deux policiers, se trouve ce qui semble être un entrepôt de couleur blanche; et en arrière duquel on peut voir une partie des serres. L’entrepôt n’est pas une construction récente, la peinture est écalée par endroit. Il y a une grande porte coulissante à droite, pour laisser entrer les véhicules et à gauche une autre plus petite qui doit mener aux bureaux ou aux ateliers de travail. Ni à gauche ni à droite on ne peut voir de la lumière.
Roxanne a la main sur la poignée de sa portière.
-Une fausse alerte ?
-Je ne sais pas; allons voir.
Ils sortent du véhicule. Roxanne se dirige vers la droite comme pour contourner le bâtiment. Paul se dirige vers la petite porte.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle n’est même pas verrouillée…
Il pénètre dans un bureau, dans ce qui a été jadis un bureau. Il n’y a quel deux chaises, une vieille table de travail, des outils qui traînent des affiches sur les murs de femmes en petites tenues; des papiers de toutes sortes jonchent le sol. Il voit une autre à droite qui donne sur l’entrepôt comme tel.
Il l’ouvre… mais il n’aura pas le temps d’aller beaucoup plus loin.

lundi 26 février 2018


Cela se passait près d’un lac
Chapitre 19

Entrer dans le restaurant Chez matante de Brébeuf, c’était comme faire un voyage dans le temps, c’était comme faire un retour dans le passé. L’extérieur avait été dû être refait ou rénové quelques fois depuis sa construction au début des années 1960 à cause de intempéries et notamment des rigueurs de l’hiver; mais l’intérieur par contre, semblait être resté tel qu’il devait être lors de l’inauguration : les mêmes tables à banquettes rouge vif alignées le long du mur, le même comptoir tout en chrome devant lequel étaient fixés des tabourets tournants, pratiquement les mêmes planchers en bois franc qui avaient été recouverts pendant quelques décennies de tapis, tapis qui avaient heureusement disparu; les mêmes murs en contreplaqué terne et jauni; seules les affiches illustrant des camions dix-huit roues avaient été actualisées. C’est tout juste si on ne s’attendrait pas, en franchissant la porte, à entendre Heartbreak Hotel ou Don’t be cruel d’Elvis Presley. Non, la musique joue du country évidemment.
Quand on y regardait de plus près, on voyait que la cuisine modifiée avec des cuisinières électriques de modèles récents et des fours à micro-ondes et avec aussi l’ajout d’un grand four à pizza. Les salles de bain aussi avait été mises à niveau des besoins de la clientèle et aux normes actuelles. À un bout du comptoir, il y avait toujours une caisse enregistreuse d’époque, mais elle ne fonctionnait plus et, bloquée à $3,35, ne servait plus que comme élément du décor. La nouvelle caisse toute informatisée était, avec une distributrice de tablettes de chocolat, l’une des rares démonstrations de la modernisation.
Près de la caisse, mâchouillant une énorme gomme, trônait celle qui devait être la maîtresse de lieu, une femme… toute en rondeurs et on aurait même pu dire tout en ronds : sa tête toute ronde, aux deux yeux ronds, était posée sur un corps lui-même tout rond; et corps que complétaient des bras bien ronds et probablement des cuisses et de mollets bien ronds, pour l’instant caché derrière le comptoir. Et regard de Paul essayait bien de ne pas trop s’attarder sur les seins joliment ronds de cette maîtresse-femme.
-Bonjour !...
-B’jour…
Après avoir quitté le bureau de la municipalité, Paul et Roxanne ont stationné leur voiture, à quelque cinquante mètres tout juste sur le côté du restaurant. Comme d’habitude, leur arrivée, celle de deux agents de la Sureté du Québec en uniforme et portant leurs armes, un homme officier avec des galons et une jeune femme, leur arrivée donc n’est pas passée inaperçue : tous les regards ou presque se tournent vers eux; et ceux qui les dévisagent par directement, le font par-dessous leurs lunettes ou par-dessus leur journal.
Paul sait qu’il ne sert à rien de jouer la discrétion; alors autant mieux faire diminuer la tension par quelque boutade.
-Bonjour madame… dit-il en faisant un grand geste du bras. Je suppose que c’est vous « Matante » qui nous accueille dans son domaine ?
-Oh non, vous vous trompez de génération, mon cher capitaine. La « Matante », c’était ma tante Françoise, la femme de mon oncle Maurice. C’est lui qui a construit le restaurant. Ils n’ont pas eu d’enfants et ma tante Françoise était bien triste de ça; c’est vrai, elle aimait tous les enfants du village, elle leur donnait toutes sortes de confiseries, et eux autres, les enfants, ils l’appelaient « ma tante ». Le nom est resté. Et j’ai hérité du restaurant. Je vous apporte des menus ?
-On va commencer par deux cafés, s’il vous plaît.
Paul et Roxanne s’assoient à une table à mi-chemin de la porte. Les yeux sont encore braqués sur eux, mais ils se détournent tranquillement. Aux autres tables, il n’y a que cinq autres clients; un homme qui semble être un camionneur et qui termine un copieux petit déjeuner, un jeune couple qui semble se bouder royalement et deux autres, les éternels habitués de la place qui sirotent leur café en lisant le Journal de Montréal. C’est vrai qu’on est encore qu’en milieu d’avant-midi, les clients arriveront sans doute en plus grand nombre pour diner. On entend les bruits coutumiers de la cuisine.
C’est une fille dans la jeune vingtaine qu’ils n’avaient pas remarquée immédiatement qui vient leur apporter leur café. Elle a les cheveux auburn légèrement bouclés retenu pas un bandeau couleur saumon. Roxanne se dit que si elle a les paupières maquillées d’une jolie teinte bleu pervenche, elle en a mis une couche trop épaissie. Paul remarque plutôt qu’elle a un petit anneau d’or dans la lèvre inférieure. Quand elle ouvre la bouche on peut voir qu’elle a aussi une perle plantée dans la langue. Elle porte un uniforme qui n’est pas de la première fraîcheur et un peu trop serré, ce qui fait que sa poitrine étire le tissu en avant et sur les côtés.
-Voilà vos cafés…
-Merci bien.
En levant les yeux, Paul lit sur son épinglette Rosy.
-Merci… heu… Rosy… C’est bien comme ça que tu t’appelles ?
La jeune fille, probablement déjà impressionnée de servir des policiers en service, paraît un peu décontenancée de se faire ainsi interpelée.
-Heu… Oui ! Heu… non !... Oui, c’est vrai, ici tout le monde m’appelle Rosy, parce que c’est plus court…
-Et c’est quoi ton vrai nom ?
-Anne-Rose…
-Anne-Rose ?? C’est vrai ?
-Oui, c’est vrai !... Pourquoi qu’est-ce que j’ai fait ?
-Rien, tu n’as rien fait bien sûr… mais c’est juste que… tu vois, j’ai eu une fille dans la vie, mais si j’en avais eu une deuxième, je l’aurais appelée Anne-Rose. Je trouve que c’est un très joli prénom et qui est peu fréquent en plus.
-Ben… merci… J’ai jamais pensé que les policiers pouvaient avoir des enfants… Ils sont tellement occupés… Ça doit être… J’sais pas…
-Palpitant ?
-Ouais, quelque chose comme ça. En tout cas, être policier, ça doit être intéressant, je suppose.
-Écoute, Rosy, ou plutôt Anne-Rose, moi je préfère bien mieux t’appeler comme ça, je te donne ma carte et si jamais tu passes par Papineauville, fais-moi demander et je répondrais à toutes tes questions et même, je vais te dire, si jamais une carrière dans la police t’intéresse, on verra ce qu’on peut faire.
-Oh, je sais pas… C’est sûr que…
Sur un signe imperceptible de Paul, Roxanne a sorti son téléphone cellulaire.
-Une dernière chose, Anne-Rose, il doit y avoir pas mal de monde qui passe dans ce restaurant durant une semaine… Est-ce que tu aurais vue cette personne, disons, ces deux dernières semaines ?
Roxanne lui montre la photo de Simon-Pierre Courtemanche. Anne-Rose fait une jolie moue en pinçant les lèvres.
-Hmmm… Non… Je l’ai jamais vu. Est-ce qu’il a fait quelque chose de mal ?
-Non, non pas du tout, bien au contraire...
-Et ceux-là est-ce que tu les aurais vus par hasard ? demande Roxanne en lui montrant côte à côte sur l’écran, les visages des deux frères Marc-André et Normand Couture.
-Ah, ceux deux-là; mais oui…
-ROSY !! Y’a des clients ! Occupe-toi s’en !
-J’dois y aller.
La serveuse se sauve et Roxanne sourit. Bingo !

De retour dans la voiture, Paul démarre lentement.
-Bravo ! Tu as tapé dans le mille !
Ils ont bu leur café et ont commandé un morceau de tarte pour la forme, pour ne pas partir trop vite et donner prise aux rumeurs.
-Oui, et certainement que cette jeune Anne-Rose aurait pu nous en apprendre davantage.
-Ce n’est pas grave, Roxanne; pas la peine d’aller trop vite. On a déjà pas mal progressé aujourd’hui; il ne faut pas brûler les étapes, tu le sais bien.
Paul se dirige à petite vitesse vers la sortie nord du village histoire de voir où en sont Sabrina Mila et Benoît Sauriol-Fortier.
-Tu ne m’avais jamais parlé de ça ?
-Te parler de quoi ?
-De cette deuxième fille que tu aurais voulu avoir et que tu aurais appelée Anne-Rose…
-C’est vrai… J’étais très content de vous avoir tes frères et toi, et j’aurais aimé avoir une deuxième fille, si… si c’était arrivé. Mais bon ta mère est moi, on en a eu trois et ça s’est arrêté là.
-Et pourquoi Anne-Rose ?
-Je ne sais pas… Je voulais avoir quelque chose avec Rose. Tu connais peut-être ces fameux vers de Malherbe : Mais elle était du monde, où les plus belles choses Ont le pire destin; Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, L’espace d'un matin. C’est tellement beau… Je voulais quelque chose comme Rosine, ou Rosette… Rose-Anna, c’est passé de mode. Des Rose-Anne, il y en déjà beaucoup. Alors pourquoi pas Anne-Rose ?... Je trouve ce nom très poétique, très chantant; c’est comme un doux soupir. On prononce Anne, la bouche mi-ouverte, comme une invite, et on finit avec Rose, avec lequel le souffle s’échappe, se perd en se rendant jusqu’à l’autre.
-Ça me touche ce que tu me dis…
-C’est juste la vérité.
Au moment où leurs regards s’embuent et se croisent, le téléphone de Paul sonne.
-Oui, Paul Quesnel à l’appareil ?
À l’autre bout des ondes, une voix saccadée qui murmure.
-Monsieur l’agent, c’est Rosy… je veux dire Anne-Rose. Je vous appelle des toilettes. J’peux pas vous parler longtemps. Allez voir la Montée Jodoin; la Montée Jodoin…

lundi 19 février 2018

Cela se passait près d’un lac
Chapitre 18

                -Et où s’arrête-t-on en premier ?
                La pancarte verte aux lettres blanches annonçant la municipalité dans six kilomètres venait d’apparaître à un détour de chemin. Puis bientôt ce sera celle annonçant une baisse de la limite de vitesse de 90 km/h à 50 km/h et juste après celle blanche et noire annonçant que la nouvelle limite permise entrait en vigueur. Daniel Turgeon et Isabelle Dumesnil étaient déjà en poste, Paul ralentit mais sans s’arrêter; Roxanne fait un signe de la main accompagné d’un sourire à leurs deux vaillants collègues qui bravent la mauvaise température pour distribuer des contraventions. Ils sont en fait les renforts pour ce qu’elle et son père vont entreprendre, certes en retrait mais prêts à intervenir à la première alerte.
                -On s’en va chez le maire, monsieur André Rancourt.
                -Chez le maire ?... Un politicien local… Mais si jamais c’est sur lui qu’enquêtait Courtemanche ?... Tu ne crois pas…
                -C’est possible… J’y ai pensé figure-toi. Courtemanche en aurait bien été capable, c’est sûr, mais je ne crois que c’était le maire de Brébeuf. Simon-Pierre a été tué, comme on le suppose, pour avoir était trop curieux; je vois mal un maire de municipalité tuer un journaliste trop curieux. En bon politicien « respectueux des lois », il l’aurait menacé, ou il aurait essayé de l’amadouer; ou encore il l’aurait attaqué pour intrusion ou diffamation. Et vraiment dans le pire des cas, il aurait pu envoyer des hommes de mains pour le tabasser un peu. Mais il l’aurait tué ? Non, je en crois pas.
                -Oui, tu as raison.
                -Et puis même si c’était lui, ça ne vaut la peine d’aller lui dire un petit bonjour, histoire de voir comment il réagit ?... Je lui ai téléphoné hier soir et il nous attend à son bureau. On verra sur place.

                André Rancourt est un homme de la fin cinquantaine. Il avait entrepris, dans sa jeunesse, des études en droit qu’il n’avait pas terminées, alors il s’était recyclé dans la vente d’assurance. Il s’était établi premièrement à Saint-Jérôme, à la porte d’entrée de cette vaste région des Laurentides qui se développait à un rythme effarant. Il était bon vendeur et avec sa verve réjouie et son entregents naturel, il avait réussi à se faire une intéressante clientèle. Il avait ouvert un second bureau à Labelle, pour ensuite se mettre en semi-retraite. Il avait trouvé une ancienne maison à vendre à Brébeuf, l’une des rares de la région datant du 19e siècle encore en bon état et en avait fait sa résidence secondaire, puis, au fil des rénovations et de agrandissements, sa demeure principale. Il est maire de Brébeuf depuis six ans, et il n’est pas prêt à prendre sa retraite.
                C’est un homme jovial, bien mis, sans cravate, avec un léger embonpoint qui les a reçus d’une chaleureuse poignée de mains en les invitant à s’assoir dans son bureau visiblement tout fraîchement rénové et remeublé. Des photos de sa conjointe et des ses grands enfants trônent sur son bureau.
                -Ah, oui… j’en ai presque fini du métier de vendeur d’assurance ! Il me reste bien encore quelques vieux clients par-ci par-là, mais là, ça fait des années que j’en prends plus des nouveaux. J’en ai eu un peu ma claque. C’est exigeant comme travail ! On est toujours sur la route… Il faut être disponible le soir, la fin de semaine pour aller visiter les clients ! Et puis les problématiques ont bien changé. Les gens veulent de plus en plus avoir des produits personnalisés faits sur mesure, au moindre prix ! Non, non… J’ai fait ma part ! Et pis, mon trvail de maire, c’est presque un emploi à temps plein ! C’est à peu près temps qu’on mette Brébeuf sur la mappe. Depuis des années, des décennies, il n’y avait rien qui se faisait. Mon prédécesseur n’avait aucune envergure. Le moindre ramassage de la neige ou des ordures c’était toute une histoire ! Ça faisait pitié !  Avec moi, j’vous dit qu’ça change ! On a un vrai plan pour revitaliser le village, en commençant par attirer les touristes, surtout le tourisme d’hiver avec les motoneigistes ! On a ouvert un relais avec un auberge et tous les services sur la route de Mont-Laurier. Et l’été on veut finaliser la piste cyclable pour qu’elle rejoigne celle du P’tit train du Nord. Et puis on a de nouvelles entreprises qui viennent s’établir, les serres d’Edmond Picard, par exemple, ou la petite brasserie locale des jeunes qui a ouvert il y a deux étés. Ils ont présenté un beau projet et on leur a donné un coup d’pouce…et ça a l’air de marcher ! Leur bière s’appelle La Bière à cheval !  Ça, c’est vendeur. Je vous y ferai goûter tantôt si vous voulez !  
     -Oui, peut-être…
     -Enfin ! Tout ça pour dire que j’ai vendu mes parts de mes deux bureaux à mes associés et j’ai dit au revoir à mes employés, ça fait déjà sept ans, et je suis venu m’établir à la compagne avec ma conjointe, une infirmière praticienne. Elle a demandé son affectation à Sainte-Agathe et moi, comme j’ai dit j’ai gardé mes plus vieux clients… Elle aussi elle avait voulu démissionner, mais avec son expérience, elle a réussi à se négocier une entente qui la satisfait. Le Gouvernement actuel le pire de toute l’histoire du Québec. Tout est en crise : l’éducation, la voirie, les finances… Pis la santé ? C’est un vrai scandale ! Ça n’a aucun bon sens.  Heureusement que la CAQ s’en vient… Je vous l’annonce en primeur, je serai leur candidat aux prochaines élections dans 11 mois. Avec les élections à date fixe, il n’y aura pas de surprise ni d’entourloupette de la part du Premier ministre.
      -Comme je vous écoute, vous devez sans doute souvent avoir affaire avec les médias locaux ?
      -Mettez-en ! Pas une semaine ou presque qu’on entend pas parler de Brébeuf, en bien c’est sûr, dans La Vérité, l’hebdomadaire de la région de Québecor Médias.
               -Est-ce que vous connaissez le journaliste Simon-Pierre Courtemanche ? Regardez, on vous montre une photo de lui.
                André Rancourt plisse les yeux en regardant l’écran du téléphone cellulaire que Roxanne lui tend.
               -Non, je ne crois pas. Est-ce qu’il travaille pour La Vérité ?
               -Non, il est, en fait il était journaliste pour l’hebdomadaire de l’Outaouais Au Courant. Est-ce qu’il serait venu vous voir pour un reportage ou une entrevue mettons dans les six derniers mois ?
               -Non, je vous dis que je ne le connais pas. Est-ce qu’il y a un problème ?... Ah… mais oui, mais oui, mais oui… je comprends ! Maudit que j’suis lent ! C’est ce journaliste qu’on a retrouvé noyé dans un lac près de Saint-Michel.
    -Oui, c’est lui, en effet.
Le visage du maire de Brébeuf se fait plus sérieux; ses lèvres se crispent légèrement; inconsciemment il tambourine sur le dessus de son bureau.
     -Quel rapport que ça a avec moi ?
                -Et bien pour dire vrai, répond Paul en s’avançant légèrement sur son siège, il n’y a aucun rapport avec vous, mais l’enquête que nous menons sur sa mort nous indique qu’il serait venu ici, à Brébeuf, et même à plusieurs reprises; et il semblerait même qu’il aurait été à Brébeuf les jours précédant sa mort… Alors on essaye de retracer ses allées et venues dans le détail pour mieux comprendre ce qui a pu se passer.
                -En tout cas, moi je ne l’ai jamais vu ! J’dis pas que je sais tout ce qui se passe dans le village, mais il me semble que je l’aurais su ! J’suis toujours le maire, il me semble ! S’il est venu rôder ici… Vous savez dans une place comme Brébeuf, la moitié du village est aux fenêtres pour regarder ce que fait l’autre moitié. Alors peut-être des gens l’ont vu, mais qui ?... Voulez-vous qu’on fasse un appel aux témoignages.
                -Non, pas out de suite, c’est encore trop tôt. Je ne voudrais pas faire fuir, ceux qui auraient de raison de fuir. Et d’ailleurs, je vous demanderais de ne révéler à personne la teneur de notre conversation; il en va du déroulement de notre enquête et il en va aussi de votre propre sécurité.
                -Hmm…
      -J’insiste : pas un mot à personne… C’est compris ?
      -C’est compris.
                -Dans ce cas… on va vous quitter en vous remerciant…
                En se levant, Roxanne pose à son tour une question à André Rancourt.
                -Dites-moi, si quelqu’un s’arrête au village, mettons pour prendre un café ou pour se réchauffer, où est-ce qu’il va généralement ?
                -Le meilleur endroit c’est Chez matante; c’est juste ici sur la même la rue, de biais avec mon bureau, en s’en allant vers l’Est.
                -Merci beaucoup pour le temps que vous nous avez accordé. Nous allons poursuivre nos recherches.
                -Ah, moi j’ai fait ça comme ça… J’espère… J’espère simplement que j’ai pu vous être utile…
                Paul se retourne vers le maire sur le palier :
                -Oui, bien sûr… Et beaucoup que vous ne le croyez.

                Puis il rejoint sa fille à la voiture.